Nicoletta Fagiolo
Le 19 août 2017, Kémi Séba, un activiste panafricaniste franco-béninois vivant au Sénégal depuis 2011, leader de l’ONG Urgences Panafricanistes (SOS Pan-Africa) a brûlé un billet de 5 000 francs CFA (7,62 euros) lors d’une manifestation dans la capitale du pays, Dakar, en guise d’acte symbolique visant à dénoncer ce que d’aucuns considèrent comme un vestige colonial toujours présent en Afrique francophone. Suite à une plainte déposée par la Banque Centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) le 25 août, Kémi Séba et son collègue d’Urgences Panafricanistes Bentaleb Sow ont été appréhendés à sept heures du matin par la Division des Investigations Criminelles, l’équivalent du FBI au Sénégal, pour avoir brûlé le billet de banque.
Ils ont été maintenus en détention provisoire pendant cinq jours à la prison centrale de Dakar, Rebeuss – une prison que Séba a comparée à un camp de concentration – avant d’être finalement relaxés le 29 août, grâce notamment à une grosse campagne médiatique lancée par des sympathisants à travers le monde. Le sujet est devenu viral sur les réseaux sociaux où des centaines de photos de billets de banque en feu, de cigares allumés à l’aide de billets de francs CFA ou encore de marmites remplies de billets de francs CFA ont été mises en ligne par la suite – l’évènement a rouvert un débat sur un sujet encore considéré comme tabou.
« Je pense que c’est un acte symbolique, à l’image de celui de Mandela brûlant son passeport ou de Mohammed Ali refusant d’aller faire la guerre au Vietnam. C’est un acte symbolique servant à montrer à quel point le franc CFA détruit la vie de ceux qui l’ont en partage », déclare l’activiste sénégalais Guy Marius Sagna, s’exprimant à propos de ces évènements sur la radio française RFI.
Le 5 Septembre, Séba a été arrêté à nouveau puis expulsé le lendemain vers la France par les autorités sénégalaises qui ont déclaré que sa présence était considérée comme source de trouble à l’ordre public, du fait des nombreuses manifestations que son ONG Urgences Panafricanistes a tenues ou prévoit de tenir cette année.
Une semaine après l’expulsion de Séba vers la France, les autorités béninoises sont restées étrangement silencieuses sur les évènements.
Qu’est-ce que le franc CFA ? L’acronyme CFA fait référence à deux unions monétaires actuelles en Afrique occidentale et centrale : le franc ouest-africain regroupe huit membres de l’Union Économique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) – le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, la Guinée Bissau, le Mali, le Niger, le Sénégal et le Togo ; le franc d’Afrique centrale regroupe les six membres de la Communauté Économique et Monétaire de l’Afrique Centrale (CEMAC) – le Cameroun, la République centrafricaine, la République du Congo, le Gabon, la Guinée équatoriale et le Tchad. Cette région a une population totale de plus de 124 millions d’habitants répartie dans 14 pays.
À sa création en 1939, l’acronyme CFA signifiait franc des Colonies Françaises d’Afrique – aujourd’hui, il désigne le Franc de la Communauté financière Africaine pour les pays de l’UEMOA et le Franc de la Coopération financière en Afrique centrale pour les pays de la CEMAC. Pourtant, dès 1907, la France avait imposé le franc français de l’époque comme seule monnaie ayant cours légal, forçant ainsi les peuples vivant sous son empire à ne plus utiliser d’autres monnaies locales comme cours légal. La résistance aux monnaies métalliques coercitives émises par les banques centrales était persistante dans les zones franc et sterling, comme le démontrent les historiens récents, démystifiant ainsi l’idée d’une « révolution monétaire » qui aurait simplement remplacé une économie locale polycentrique par un système unicentrique (1).
Contrairement aux autres empires coloniaux – le Royaume-Uni et sa zone sterling ou encore le Portugal et sa zone escudo, dont les monnaies respectives ont progressivement disparu avec les indépendances, le franc CFA est une extension de la même autorité monétaire qui régissait les anciennes colonies françaises avant leurs indépendances.
Son agencement structurel repose sur quatre principes : un taux de change fixe avec l’euro (et précédemment avec le franc français) établi à 1 euro = 655,957 francs CFA ; une garantie française d’une convertibilité illimitée de francs CFA en euros ; la centralisation des réserves de change (depuis 2005, les deux banques centrales – la Banque Centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) et la Banque des États de l’Afrique Centrale (BEAC) – sont tenues de déposer 50 % de leurs réserves de change dans un « compte d’opération » spécial du Trésor public français (immédiatement après les indépendances, ce chiffre se situait à 100 % puis de 1973 à 2005, à 65 %). Le quatrième principe est le libre transfert de capitaux au sein de la zone franc, ce qui se traduit par une fuite des capitaux vers la France.
Les détracteurs du franc CFA invoquent son orthodoxie financière qui implique un biais anti-inflationniste préjudiciable à la croissance, et appellent à un « Franxit » calqué sur les partisans grecs d’un « Grexit », c’est-à-dire la sortie éventuelle de la Grèce de la zone euro, comme moyen de recouvrer la souveraineté nécessaire sur les politiques monétaires. Assaillie par des difficultés, la Grèce, par exemple, ne peut pas imprimer plus d’argent ou abaisser ses taux d’intérêt parce qu’elle est membre d’une union à monnaie fixe, la zone euro. « Si vous aimez l’euro et son mode de fonctionnement, vous devriez pouvoir aimer l’étalon-or », a déclaré l’économiste Barry Eichengreen, soulignant comment, en 1933, le président Franklin D. Roosevelt avait coupé les liens du dollar avec l’or, permettant alors au gouvernement d’injecter de l’argent dans l’économie et de réduire les taux d’intérêt, ceci étant une manière efficace de surmonter la dépression économique.
Une monnaie forte n’est pas non plus viable pour les pays qui exportent principalement des matières premières, dans la mesure où le prix élevé réduira la compétitivité de leurs exportations sur le marché ; ainsi, une monnaie forte dans la région sert surtout les élites dont les importations sont indirectement subventionnées. L’union monétaire de l’UE est plus viable puisqu’elle reflète également la structure des échanges dans la région, ceux-ci s’élevant à près de 60 % ; tel n’est pas le cas dans la zone CFA où le commerce intrarégional atteint à peine 10 à 12 %. Le fait que les deux monnaies CFA ne sont pas inter-convertibles rend la situation encore plus compliquée. Autre anomalie, la France détient un droit de veto de facto aux conseils d’administration des deux banques centrales régionales (la BCEAO et la BEAC) ainsi qu’une voix délibérative au sein des différents Comités de Politique Monétaire (CPM) qui décident de la politique économique de la région : les représentants français des CPM ont la possibilité de voter tandis que le représentant de l’UEMOA ou de la CEMAC ne peut agir qu’à titre consultatif.
L’accord selon lequel la France garantira le taux de change du CFA est également un argument fallacieux pour les trois raisons suivantes : aujourd’hui, les politiques monétaires françaises sont soumises à l’approbation de l’Union européenne, privant ainsi les africains d’une prise de décision autonome, ce que l’économiste camerounais Martial Ze Belinga qualifie de « colonialité verrouillée à double tour » (2). En 1994, la France aurait pu venir en aide aux zones franc, mais la monnaie a plutôt été dévaluée de 50 %. Compte tenu de la quantité importante de réserves maintenues en France (les experts estiment qu’il s’agit de près de 100 % des réserves de change de la région même si seul 50 % est légalement requis), ce sont les réserves propres aux régions et pas le Trésor français qui garantissent déjà la convertibilité du CFA. En outre, des dépôts aussi élevés entraînent une grave crise de liquidité sur le continent, ce qui constitue une entrave au crédit bancaire indispensable : « le ratio crédit/PIB se situe à 25 % seulement pour les pays de l’UEMOA et 13 % pour ceux de la zone CEMAC, mais pour les pays d’Afrique subsaharienne, il se situe en moyenne à 60 % + pour l’Afrique subsaharienne et à 100 % pour l’Afrique du Sud», indique Ndongo Samba Sylla, économiste et chercheur à la fondation Rosa Luxembourg de Dakar.
De l’avis de Kako Nubukpo, ancien ministre de la Prospective et de l’Évaluation des Politiques publiques au Togo et actuel directeur de la Francophonie économique et numérique au sein de l’OIF, co-auteur du livre intitulé « Sortir l’Afrique de la servitude monétaire. À qui profite le franc CFA ? », l’expulsion de Kémi Séba est l’illustration parfaite du fait que ceux qui gèrent ce franc CFA n’ont aucune intention d’ouvrir le débat sur les questions de fond. D’après lui, ces dirigeants africains sont dans une dynamique de « servitude volontaire », comme l’indique leur acceptation de la structure du franc CFA. Mais à quel point est-ce volontaire ?
Le leader camerounais de la résistance anticoloniale et premier Docteur en économie d’Afrique subsaharienne, Osendé Afana, a dénoncé l’asservissement des pays africains à travers l’usage d’une monnaie sur laquelle ils n’avaient aucun contrôle et a milité pour la création d’une monnaie africaine baptisée « Afrik ». Afana a été décapité en 1966 alors que son doctorat était en cours de publication ; deux décennies plus tard, en 1984, Joseph Tchundjang Pouémi, économiste et compatriote d’Afana, a été à son tour empoisonné pour avoir écrit Monnaie, servitude, liberté : La répression monétaire de l’Afrique. Les exemples de ce genre foisonnent.
En Afrique, après les indépendances, la France a durement saboté la Guinée d’Ahmed Sékou Touré pour avoir opté pour l’autonomie au moment de l’indépendance plutôt que de rejoindre la nouvelle communauté française. Lorsque le premier président du Togo Sylvanus Olympio a décidé de lancer une monnaie nationale, il a été assassiné en Janvier 1963 dans un coup d’État soutenu par la France. Un sort similaire a été réservé à Modibo Keïta, le premier président du Mali qui avait créé le franc malien en 1962, lui aussi victime d’un coup d’État en 1968. Thomas Sankara, célèbre leader de la résistance burkinabé, a également décrit le système monétaire du CFA comme étant une arme de la domination française. Il fut assassiné en 1987.
Kémi Séba se recueille sur la tombe du premier président panafricaniste Modibo Keïta qui fut emprisonné pour avoir refusé le système monétaire colonial. © Urgences Panafricanistes
Encore deux exemples plus récents : les dossiers Clinton de Wikileaks révèlent que le soutien de la France à l’attaque contre la Libye en 2011 était dû en grande partie à la peur de la campagne de Mouammar Kadhafi pour une Union africaine ayant une monnaie unique. Les 143 tonnes d’or et presque autant d’argent que possédait Kadhafi devaient servir à la création d’une monnaie panafricaine basée sur le dinar libyen, un plan conçu pour offrir aux pays francophones africains une alternative au franc CFA français.
Le Président ivoirien Laurent Gbagbo, père de la démocratie du pays et leader de la résistance non-violente, par ailleurs fervent défenseur de la création d’une nouvelle monnaie régionale, a été renversé par un coup d’État orchestré par les Nations Unies et la France en avril 2011, et déporté à la Cour pénale internationale de la Haye. En février 2011, avant l’intervention militaire en Côte d’Ivoire, la France avait ordonné du jour au lendemain que toutes les filiales locales des banques françaises ferment (les filiales américaines en firent autant), bien qu’elles représentaient 50 % du secteur bancaire du pays. Il s’ensuivit une véritable résistance des banques avec 95 % de leurs employés soutenant les décisions du gouvernement de Gbagbo, bravant les instructions françaises et réussissant à rouvrir les comptes en l’espace de trois semaines (3).
Alors que les médias grand public français jettent le discrédit sur Kémi Séba qu’ils présentent comme un suprémaciste, plutôt que de reconnaître les frustrations grandissantes de la jeunesse africaine, le président français Emmanuel Macron et son homologue ivoirien Alassane Ouattara ont appelé le 31 août à l’élargissement du franc CFA aux pays anglophones de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Réagissant à cette prise de position, Urgences Panafricanistes a appelé à une mobilisation mondiale le 16 septembre dans plus de 30 villes en Europe, en Afrique, aux Caraïbes ainsi qu’en Nouvelle-Calédonie dans l’Océan pacifique sud-ouest.
Nous ne pouvons qu’espérer qu’à l’avenir, les dirigeants africains pourront lutter pour l’indépendance sans devenir des martyrs.
Références :
(1) Karin Pallaver, « The African Native Has No Pocket »: Monetary Practices and Currency Transitions in Early Colonial Uganda’ in International Journal of African Historical Studies Vol. 48, No. 3 (2015).
(2) Martial Ze Belinga, Institutions francs CFA: colonialités, incohérences. Accumulations prédatrices in Sortir l’Afrique de la servitude monétaire, La dispute, Paris, 2016. p. 195. En cas de changement de parité, la France est tenue de saisir de la question le Conseil de l’Union européenne, conformément à un accord du 23 novembre 1998.
(3) Charles Onana, Côte d’Ivoire, Le coup d’État, éditions Duboiris, 2011. p. 293-313. Plus sur Laurent Gbagbo.
Nicoletta Fagiolo, cinéaste italienne, a travaillé pour le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) jusqu’en 2003. En 2004 elle a tourné son premier film sur l’impact du microcrédit au Bangladesh, intitulé Fighting Financial Apartheid. En 2009 elle a tourné et réalisé Résistants du 9e Art (Rebels of the 9th Art), un documentaire de 52 minutes sur les caricaturistes de presse africains et la liberté d’expression. Elle est en train de préparer un documentaire long-métrage sur deux dirigeants panafricanistes de la résistance non-violente, intitulé Simone et Laurent Gbagbo, le droit à la différence. Fagiolo travaille pour des chaînes de télévision nationales et internationales ; elle écrit et produit des reportages et des documentaires.
Crédit photo : ©Urgences Panafricanistes – Ovajab, une chaîne de médias indépendante ivoirienne, appelant à la libération de Kémi Séba. Texte : « Kémi Séba incarcéré à Dakar pour avoir brûlé un billet CFA ! ».
Translated by: Mme Diallo Ka Maymouna